Mais l'euphorie de la victoire passée, de nouvelles inquiétudes s'ammoncelèrent dans le ciel à peine dégagé de cette fin du vingtième siècle. Parmi elles, l'absence de l'ennemi juré engendra la nécessité de restructurations, un peu comme si la chute du Mur avait déclenché une réaction en chaîne digne de la théorie des dominos d'Eisenhower ou des pires cauchemars nucléaires.
Bien des années plus tard, l(a) (r)évolution fulgurante de l'ordre établi depuis la seconde guerre mondiale a cédé la place à une lente métamorphose du capitalisme. Car au-delà de l'internationalisation contagieuse des valeurs capitalistes s'opèrent des changements microscopiques révélateurs d'un présent constamment en devenir. En effet, à l'heure où l'on devine les premiers soubresauts récessionnels qui commencent à ébranler l'économie américaine - conjectures ô combien à risques dans une société hautement spéculative -, nos sociétés occidentales aussi diverses qu'interdépendantes témoignent de la redéfinition de la chose capitaliste. A mon sens, deux phénomènes traduisent ce glissement à peine perceptible: la chasse au superflu et la crise naissante des intermédiaires.
Engonssées dans la surconsommation, nos sociétés occidentales boulimiques rêvent d'abstinence et d'idéal ascétique. Aussi les surprend-on à vouloir se défaire de toute forme de surabondance: rejet catégorique de la surcharge pondérale, condamnation unanime des diverses formes de pollution, prise de conscience tardive des dangers du surendettement et de la surmédiatisation... Dans ce contexte de schizophrénie, Nous mourons d'être trop! Mais sous l'impulsion des premiers signes de crise économique, cette aspiration à plus de sobriété et de contrôle se commue progressivement en une véritable chasse aux sorcières menée contre le nouvel ennemi public numéro 1: le superflu. Voici une notion dont la portée sémantique semble s'adapter aux nécéssités du moment, tout particulièrement en France! Les partenaires d'alors sont devenus les "sans-papiers" pourchassés sans relâche; les "cols bleus" des Trente Glorieuses viennent grossir les rangs des "sans domicile fixe"... Notre société capitaliste prend soudain la forme d'un formidable champ d'exclusion et de précarité: mal-logés, travailleurs pauvres, allocataires du RMI, détenteurs de la CMU, stagiaires "longue durée", intérimaires, signataires de CDD éternellement renouvelés et bénéficiaires d'associations caritatives et autres clients de magasins hard-discount... Je l'entends ce cortège au pas lourd, victime de notre Realpolitik domestique, envoyé dans le désert de notre mauvaise conscience et de notre oubli à la manière des boucs émissaires bibliques.
Mais ensuite, qui succèdera à ce superflu(x)? Déjà, avec l'accord tacite d'un peuple frappé de phobie et placé dans une logique de survie, le capitalisme libéral est passé à une deuxième phase précédemment mise en oeuvre par la Grande-Bretagne des années quatre-vingt: le désengagement de l'Etat. La logique commerciale dictée par des priorités telles que le retour d'investissement et la rentabilité commence à pervertir des secteurs d'intérêt public déjà sinistrés tels que l'Education et la Santé qui n'ont comme seuls torts d'être aussi prodiques qu'improductifs. Et dans le même temps, il se forme un long cortège d'exonérations fiscales qui débarrassent les nécessiteux de leurs derniers oripeaux pour parer les plus nantis de somptueuses toilettes. Ronald Reagan avait déjà appliqué une formulaire similaire avec les résultats que l'on sait, parmi lesquels un déficit budgétaire record. Ah, darwinisme social quand tu nous tiens! La France, toute auréolée de sa "spécifité culturelle", n'aura pas résisté longtemps aux appels du libéralisme débridé(light). Nietzsche n'a t-il pas déclaré dans "Ainsi parlait Zarathoustra" que "l'Etat, [cette "nouvelle idole"] c'est le plus froid de tous les monstres froids"et qu'il "[l'Etat] a été inventé pour ceux qui sont superflus". On retrouve ici une conception machiavélique du groupe social et du genre humain empreinte d'un cynisme glaçant.
Mais cette menace aux effets aussi tangibles que pervers se trouve contrebalancée par un autre phénomène qui pourrait venir régénérer positivement le capitalisme, à savoir la crise naissante des intermédiaires.
En effet, il s'instaure pour diverses raisons une véritable méfiance à l'égard d'agents de liaison opérant dans les secteurs médiatiques et économiques. Internet en est probablement le meilleur exemple en ce sens qu'il tend à établir un lien direct entre producteurs et consommateurs.
Si l'émergence des supermarchés et autres hypermarchés survenue en France à la fin des années cinquante a réduit le nombre de petits commerces, l'essor d'internet risque de condamner toute autre forme de médiation économique. A terme, internet, cet outil qui redonne à la liberté ses lettres de noblesse, se transformera en entité à tendance monopolistique. Pour l'heure, certains maraîchers ont choisi de proposer leurs produits en ligne pour mieux contrecarrer la politique hégémonique des grandes surfaces dont les marges outrancières nuisent aux producteurs comme aux consommateurs. Sans maison de disques depuis plus de deux ans, le groupe anglais Radiohead a mis en ligne son septième album en Octobre dernier. "In Rainbows" a ainsi remporté un succès financier inattendu, malgré le fait que les internautes étaient libres de fixer le montant nécessaire à son acquisition. A la même époque, une information circulait selon laquelle Madonna allait se séparer de sa maison de disques -Waner - pour signer avec Live Nation, un grand organisateur de concerts. Même si la voie empruntée par Madonna ne l'a pas été selon les mêmes modalités que Radiohead - qui a choisi d'entrer en relation directe avec son public -, les grands intermédiaires de l'industrie du disque sont les grands perdants de ces deux opérations. La démocratisation d'internet affecte aussi des secteurs aussi variés que le voyage ou le bricolage. Par exemple, les forums de voyageurs éclipsent le rôle de conseil dont les agences de voyage ont longtemps été les seules dépositaires. En ce qui concerne le bricolage, la multiplication des fiches conseils et autres vidéos de démonstration viennent elles aussi empiéter sur les prérogatives des magasins d'outillage. En tant que médium "libre" et indépendant, internet brise bien souvent le silence instauré par les autres média ou par le pouvoir en place. Là encore, l'individu a la capacité de reprendre l'initiative même si celle-ci fait parfois l'objet de censure et de répression, comme en Chine ou l'on parle désormais de "cyber-dissidents". Avec internet, il se joue là une révolution populaire comparable à celle instaurée par Gutenberg dans le domaine de l'imprimerie.
Une chose est sûre: tous ces exemples dénotent à la fois l'échec d'un pouvoir démagogique enfermé dans une logique visant à assurer sa propre pérennité et la propagation d'un sursaut citoyen posé comme acte de résistance. Qu'il s'agisse de la vogue de la microfinance, du concept de commerce équitable ou de la réalisation de l'imminence de la problématique écologique, il s'opère un décentrement dont les maîtres mots sont indépendance et humanisation.
Qu'il s'agisse du rejet du superflu ou de la mise à distance des intermédiaires, le capitalisme est en pleine mutation. Mais quelle sera la portée de ce changement? Assiste t-on seulement à la lente décadence de ce système ou à sa régénérescence? Voilà l'enjeu!
Time will Tell!..
Trendance
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